SAISON 2020 – FÉVRIER – NUMERO 6

LA CONFRONTATION
DES MARDISIENS

ENGAGEONS-NOUS, ENGAGEZ-VOUS ?

Pour ou contre, soutien ou détracteur, le manichéisme a pris le contrôle des échanges entre les hommes, devenus ennemis plus qu’adversaires. Ils ne peuvent plus siéger à la même table. Car « il y a bien eu deux types de sociétés : celles dans lesquelles un ami qui cesse d’être un camarade devient ipso facto un ennemi et celle où, camarade ou pas, des amis peuvent toujours déjeuner ensemble » nous dit Valéry. Le dualisme de la pensée est ce fin procédé qui s’immisce et se complait dans les recoins obscurs, là où l’homme a peur d’aller. La fin de l’idée communiste aurait dû signer la fin de l’idée révolutionnaire. Mais, plus rusée et voyant sa fin approcher, l’idée révolutionnaire s’est faufilée dans la défense de causes parfaites aux allures d’un universalisme total en se nommant engagement. Voilà, la différence entre le Mai 1968 français et le Printemps de Prague : le retour d’une radicalité contre une ouverture à la pensée multiple.

« Mai 1968, c’était une révolte des jeunes. L’initiative du Printemps de Prague était entre les mains d’adultes fondant leur action sur leur expérience et leur déception historique. Le Mai parisien fut une explosion de lyrisme révolutionnaire. Le Printemps de Prague, c’était l’explosion d’un scepticisme postrévolutionnaire. Le Mai parisien était radical. Ce qui, pendant de longues années, avait préparé l’explosion du Printemps de Prague, c’était une révolte populaire des modérés » nous dit Milan Kundera dans la préface de Miracle en Bohème de Josef Skvorecky. On croyait le radicalisme s’évanouir, mais il ne faisait que s’épanouir.

L’engagement est donc cette cause parfaite, impossible à critiquer, un produit moderne à « l’esprit de la logique dirigée vers son objet et rien que vers son objet sans regarder à droite ni à gauche », comme l’expliquait Hermann Broch. Centré sur lui-même, l’engagement se sait victorieux car il privilégie la liberté d’action à la liberté d’esprit.

Dans le Lotus Bleu, Tintin est kidnappé par Mitsuhirato, trafiquant de drogue japonais. Il ligote Tintin à une chaise, le privant de ses mouvements, de sa liberté d’action. Au lieu de l’exécuter, il veut lui administrer le « poison qui rend fou » : « une toute petite piqûre et je vous rends la liberté ». Le gangster laisse volontiers à Tintin sa liberté d’action, mais au détriment de sa liberté d’esprit trop dangereuse. Voilà la métaphore du nouvel engagé désengagé.

 

THOMAS DUTRIEZ

La liberté dans l’engagement

VICTOR LEBRUN

Engagement, engagement, engagement, engagement, engagement, engagement, … Comme Antoine Doinel se répétant incessamment son nom, regard fixe face au miroir, notre société se plait à exhorter ses valeurs, principes ou buzz words au gré de leur actualité. Le regard fixe face au miroir de nos écrans, de nos livres, de nos télévisions, le sens des mots se déforme et se corne au bénéfice de la meilleure formule. Si vous avez déjà ressassé avec insistance un mot ou une phrase, alors peut-être avez-vous pu ressentir l’étrange sensation qui en découle. La répétition abusive de ces mots qu’on tient pour éloquents ne permet que l’annihilation de leur signification. Répétition après répétition, le sens s’use et s’estompe.

De cette bataille du langage, l’engagement est certainement l’une des nouvelles victimes. Omniprésente incarnation de l’esprit de la start-up nation, on le dote même de son propre ministère. Il devient un porte-étendard de l’action gouvernementale, propulsé par là-même au rang de valeur chère à la République. Mais il est d’autant plus intéressant de voir que ce mot d’engagement est aujourd’hui rattaché par le pouvoir à la jeunesse. Le message envoyé à cette jeunesse traverse les âges et les réformes pour que, dès la lecture de son poste, l’ambition de la Secrétaire d’État qui en est en charge soit claire : Jeunesse, engagez-vous ! Nous, jeunes, manquerions-nous donc d’engagement ? Sommes-nous sûrs de seulement nous accorder sur la compréhension de cette apostrophe républicaine qui nous est adressée ?  Si nous devons nous engager, qu’en est-il des artistes, de leurs œuvres, des intellectuels, des anonymes qui eux aussi s’engagent ?

Afin d’interroger cette conception de l’engagement, il convient d’en rétablir le sens premier. Engager c’est d’abord donner en gage, donner une caution pour lier une action à une promesse. C’est d’ailleurs sûrement à cette signification que se rapporte la symbolique de l’engagement militaire que rappelle volontiers le gouvernement à la jeunesse. Mais on peut aussi y voir l’engagement au sens de l’initiation, marquant le début de l’action. S’engager c’est se lancer, s’aventurer. Là encore, la start-up nation s’en réjouira.

Dès lors, on remarquera la nature duplice de ce terme qui parvient en un mot à nous donner la liberté, mais également à nous en priver. Car l’engagement au sens premier est le choix volontaire et personnel, parfois même motivé par des raisons morales, de se dévouer à une cause. En s’engageant, on exprime son libre arbitre, parfois même aux dépens de sa condition personnelle. L’engagement est alors le lien entre notre conviction et nos actes, une promesse faite à soi-même et au monde de sa liberté d’agir pour ce qui nous anime. Cependant, dès lors qu’on s’engage, ce sont bien les libertés qui s’estompent. Car si l’on prend parti en se liant à une cause, la promesse faite pour servir l’engagement implique que les actions ne permettant pas de la tenir sont désormais proscrites.

Ce paradoxe réside dans la nature même de l’engagement en tant que croyance dans l’action et le futur. Par définition l’engagement implique que celui qui s’engage pense pouvoir, ou devoir, exercer sa liberté sur ce qui est à venir. Cela nécessite donc aussi une prise de conscience de sa situation, de son temps, afin de se décider à agir. Sartre va plus loin dans cette idée. Selon lui l’engagement n’est autre qu’un corollaire de la liberté. Pour le philosophe, la condition humaine est telle que nous sommes condamnés à être libres, amenés à prendre des décisions en permanence. Nous ne pouvons prétendre être hors de notre temps, car notre liberté nous enjoint de choisir, même lorsque nous esquivons un choix, notre omission en constitue un.

Les chaines de notre liberté ne nous épargnent pas d’être engagés. Mais engagés pour quoi ? Camus, comme Sartre, dénote une valeur morale dans l’engagement et particulièrement celui de l’artiste ou de l’intellectuel. Dans son Discours de Stockholm, l’auteur dépeint un portrait engagé de l’artiste et plus particulièrement de l’écrivain qui ne saurait être isolé. Isolé du monde, de son temps, et de l’Histoire, sous peine de renoncer à pouvoir s’engager et par là-même de renoncer à son art : « Le rôle de l’écrivain […] ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. » Pour les philosophes d’une génération qui sait qu’elle ne pourra refaire le monde, l’engagement a valeur de devoir moral pour celui qui souhaite représenter son temps. L’Art est un Engagement. L’Histoire façonne l’Engagement.

Si l’impression que la société nous sollicite toujours plus et nous demande de nous engager semble aujourd’hui si répandue, c’est certainement le signe d’une opportunité dont il convient de se saisir. Alors qu’on pensait atteindre la fin de l’Histoire, le besoin d’être à son écoute n’est en fait jamais plus grand que maintenant. Parce que nous sommes plus connectés, toujours plus capables de communiquer, nous disposons des moyens de prendre conscience de notre temps. Mais en étant plongés dans une course effrénée au progrès, confrontés aux mutations de nos modes de vie et de nos sociétés, il est tout autant possible de traverser son époque sans la comprendre, happés par sa complexité exponentielle. C’est l’Histoire qui accélère. Alors, il reste encore à s’inspirer de la pratique des Anciens et contempler le monde afin de prendre conscience de notre appartenance à celui-ci. Ainsi, peut-être est-il possible de s’engager pleinement dans notre condition humaine. 

La prudence de l’engagement

SOLÈNE CALLENS

Qu’est-ce que l’engagement aujourd’hui si ce n’est une mobilisation collective qui s’érige souvent contre une autre mobilisation collective pour défendre des idées prétendument collectives ? Y’a-t-il encore une place pour le moi, pour mes convictions, pour l’homme, au sein des militantismes actuels qui brandissent le drapeau de l’engagement ou dois-je seulement suivre une cause préétablie ? Les causes qui sont défendues aujourd’hui font leur chemin jusqu’à la nouvelle génération, jusqu’à nous, acteurs du changement. Les combats à mener viennent aux hommes, les hommes n’engagent plus leurs propres combats. Les luttes justes sont prédéfinies, l’idéal des autres peut être le mien. Il doit être le mien. S’approprier un combat plus que l’engager, faire partie de la lutte sans prendre parti.

La radicalisation des mouvements militants, du mouvement féministe par exemple, empêche d’exprimer toute contradiction. Être pro ou être anti. Être avec ou être contre. Être aliéné ou être éclairé. Il n’y a plus de place pour le dialogue ni pour la contradiction. On ne peut plus apporter du soi dans le mouvement, on doit simplement contribuer à soutenir des idées qui sont devenues l’empreinte des mouvements. L’engagement n’est-il pas devenu désengagement ? Cet engagement désengageant prend ses racines dans un sentiment d’injustice dans lequel la révolte prédomine : on s’engage contre avant de s’engager pour, on attaque avant de défendre.

L’engagement n’est plus particulier, il est pluriel : un homme, un surhomme pour plusieurs combats, pour tous les combats. Ce que d’aucuns appellent « convergence des luttes », féministes, écologistes, antiracistes est-il porteur de sens ? Éco-féminisme, écologie décoloniale : toutes ces luttes adressent-elles les mêmes problématiques ? Comment peut-on entendre traiter le réchauffement climatique au même titre que le sexisme ou émettre la simple hypothèse d’une corrélation entre les deux ? Au contraire, Élisabeth Badinter avait déjà alerté en 2010 dans son ouvrage Le conflit. La femme et la mère au sujet de la régression du féminisme qu’implique la nouvelle religion écologique : on nous dit que les nouvelles tâches écologiques du quotidien, comme la confection de produits ménagers maison sont consommatrices de temps et d’énergie et asservissent les femmes. Ce méli-mélo porte à confusion, il empêche de se concentrer sur l’essentiel et de revenir au fondement de chaque mouvement, à la racine de chaque combat, qui devrait être traité dans la particularité qu’il mérite.

Cette convergence des luttes, la rapidité et l’immédiateté par lesquelles le mal devrait disparaître sont assimilables à la conception actuelle du travail : faire vite, faire court, aller droit au but. Fusionner les luttes pour faire d’une pierre deux coups, presser le résultat et oublier le progrès qui nous a menés jusqu’ici. Les réussites féministes sont le résultat d’années de dévouement et de lutte, il est vain de se battre pour des changements radicaux immédiats. Atteindre tout de suite une égalité parfaite entre les sexes permettrait-il de faire disparaître le sexisme à sa racine ? L’achèvement prématuré de la lutte féministe par cette obtention signerait-t-il la disparition éternelle du sexisme, ou se perpétuerait-t-il sous des formes plus insidieuses, sous d’autres formes ? Cette tyrannie de l’efficacité, cette dictature du « toujours plus » desservent les combats. Engageons-nous prudemment, avançons pas à pas.

L’engagement s’est déplacé du réel au virtuel, des rues aux réseaux sociaux : la notion d’engagement s’est démocratisée ce qui interroge le sens des valeurs : la morale. Les actions engagées sur les réseaux sociaux sont désintéressées, elles ne sont pas mises en œuvre sous l’égide de la loi morale kantienne, mais bien accomplies par intérêt plus que par devoir. On donne son aval à l’engagement d’autrui en un clic, car il est plus facile d’interagir que d’agir. L’engagement n’est plus personnel, il est emprunté, copié. Il est réduit à un hashtag, une photo postée : il n’est plus appréhendé comme une finalité. Manière moderne de s’engager ou engagement comme moyen en soi qui dénature la lutte, tourne en dérision ses principes ? On se rappellera alors l’impératif catégorique cher à Kant : « Agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité en toi-même et en autrui comme une fin et jamais comme un moyen ».

Le militantisme d’aujourd’hui est en proie au manichéisme : être soit pour, soit contre. Au contraire, la notion d’engagement doit offrir une nuance, nuance devenue exception. Cette nuance est crainte par l’homme moderne, en quête de régularité, effrayé par l’imprévisibilité. L’irrégularité de l’engagement fait peur, on évite toute contradiction car elle est considérée comme ébranlement total de la cause. Finalement, les personnes qui veulent s’émanciper des normes sont ceux qui les suivent le plus et ceux qui sont contre l’ordre et la loi s’y conforment d’autant plus. L’engagement en tant que tel demande du temps, de la patience, de l’acceptation. Accepter de se méprendre, accepter de reculer pour avancer.