SAISON 2020 – FÉVRIER – NUMERO 7

LA CONFRONTATION
DES MARDISIENS

L’ÉCOLE PASSE AU TABLEAU

En s’aventurant au-delà de la grille d’entrée, l’enfant accepte, dès son arrivée à l’école, de déposer « son baluchon de singularités » comme le dit Mona Ozouf. Il dépose, non sans précaution, ce qui le rend unique, par son caractère, son histoire familiale, sa géographie de naissance. Il laisse pour se laisser lui, afin de laisser en lui, passer la connaissance qu’on lui enseigne. Pourquoi vouloir se différencier, si la finalité est de rentrer dans la composition d’un projet unique ? L’exaltation du soi ne peut-elle pas attendre la sonnerie retentir pour reprendre de plus belle ?

Il s’agit pour l’élève de séparer la page de l’École et la page de la Maison. A la maison, on apprend son histoire particulière, de communauté. A l’École, son histoire commune. Entrer à l’École, c’est accepter de reprendre l’écriture de la page de la Maison plus tard. Car ces deux pages sont incompatibles, on ne peut pas les superposer. Une page après l’autre. L’École est donc cette douce abstraction, cette parenthèse hermétique, ce qui fait dire à Alain, qu’à l’École, « les bruits extérieurs ne pénètrent point ». Les murs de l’école sont alors les mêmes murs pour l’École, qui a cette position spéciale : « oui, insensible aux gentillesses du cœur qui, ici, ne sont plus comptées. Ici est effacé le bonheur d’exister ; tout est d’abord extérieur et étranger. L’humain se montre en ce langage réglé, en ce ton chantant, en ces exercices et même en ces fautes qui sont de cérémonie, et n’engagent point le cœur. Une certaine indifférence s’y montre », conclut Alain. L’aspect étranger de l’École marque l’arrivée pour les élèves dans un lieu qui diffère de ceux qu’il a rencontrés. On y entre avec le laisser-passer de l’extériorité, de l’acceptation de voir un non-moi prospérer, un moi allégé. L’indifférence n’est pas ici un danger, mais le gage d’une future différence acceptée.

Maitrisant un aidos face à l’enseignant, l’élève savait prendre conscience de sa petitesse face au savoir. Il était être-apprenant avant pouvoir devenir être-pensant. La théorie cartésienne n’en est pas pour autant défaite : l’élève est bien une res cogitans mais les savoirs qu’il apprend le lui révèlent. Malheureusement dans notre société, l’École est démodée, car comme Hannah Arendt le notait, c’est « au seul domaine de l’éducation que nous devons adopter une notion d’autorité et une attitude envers le passé ». Deux notions bien oubliées. 

THOMAS DUTRIEZ

Des savoirs indispensables à l’apprentissage de tous les autres

VICTOR RAMZI

Pendant mes années de classe préparatoire, je me suis souvent étonné d’aussi mal maîtriser certaines compétences basiques en français et en mathématiques et que cette maîtrise approximative soit un obstacle quotidien à l’acquisition et à la restitution des savoirs plus approfondis et plus pointus que l’on attendait de moi aux concours : développer, factoriser, dériver, simplifier, manipuler des sommes et des produits, poser les quatre opérations, écrire un paragraphe dans un français correct, précis et sans fautes d’orthographe (sans parler de style)… sont autant de savoir-faire qu’il m’a fallu non seulement consolider mais aussi parfois rattraper pour atteindre le niveau des concours, dont on nous disait souvent qu’il ne cessait de baisser.

Dans le rythme infernal de la classe préparatoire, le sentiment que ces compétences avaient eu tout le temps d’être solidement acquises au cours des sept années passées sur les bancs du collège et du lycée – dont nous les enseigner est la vocation et qui m’apparaissent, a posteriori, bien peu efficaces – m’a frappé d’amertume.

Ces savoirs sont pourtant loin d’être ceux que l’on ne peut exiger que de la part d’élèves de classe préparatoire que l’on prépare à un concours ultra sélectif. Ils se sont vite avérés, pour moi et au fur et à mesure que je les maîtrisais, indispensables pour en acquérir d’autres et dans toutes les matières : dans les matières dites « à dissertation », comme l’histoire et la philosophie, mais même en sciences de la vie et de la terre, dont l’exercice principal au baccalauréat s’appelle « une composition » et qui consiste en une longue démonstration agrémentée de schémas explicatifs, la maîtrise d’une langue précise et rigoureuse est un prérequis indispensable pour acquérir, se formuler et restituer des idées de manière claire et articulée. En « langues », la richesse du vocabulaire en français permet d’en accumuler la même quantité dans la langue étrangère puisque les correspondances de sens possibles sont plus nombreuses. De nombreuses études le montrent : ceux qui maîtrisent le mieux leur langue maternelle apprennent beaucoup plus vite les langues étrangères que ceux que l’on tente de baigner artificiellement dès le plus jeune âge dans la langue étrangère au détriment de la langue maternelle. En mathématiques, l’aisance dans les calculs facilite grandement l’acquisition de méthodes plus complexes qui intègrent des calculs (savoir inverser des matrices, savoir trouver les racines d’un polynôme, savoir optimiser une fonction de plusieurs variables).

Même aujourd’hui, alors que ces matières théoriques sont derrière moi, je retrouve l’importance du langage et des mathématiques dans chaque matière que l’on enseigne en première année en école de commerce : la comptabilité (une « langue étrangère » selon le professeur), le marketing (un ensemble de concepts), la microéconomie (un mélange de raisonnements conceptuels et mathématiques), les statistiques (encore des mathématiques). En bref, quelle que soit la discipline que l’on choisit d’approfondir, la maîtrise du langage et des outils mathématiques de base sont un prérequis indispensable à l’apprentissage de savoirs plus approfondis. 

C’est pourquoi je me suis dit qu’un collège qui tient sa promesse de préparer les jeunes adolescents qui en sortent aux baccalauréats (généraux et scientifiques) puis aux études supérieures serait un collège qui met entre les mains de ses élèves les deux outils les plus puissants qui soient : le langage et les mathématiques.

De mon expérience personnelle, je me rappelle du collège comme d’une période très stimulante grâce au nouveau cadre de travail et à la variété de nouvelles matières étudiées, mais peut-être pas assez efficace sur le plan académique, à cause justement de ce trop grand nombre de matières : français, mathématiques, technologie, histoire-géographie, physique-chimie, SVT, LV1, LV2, art plastique. Selon moi, derrière l’intention très louable de gommer les inégalités de capital culturel, on ouvre cette grande variété de matières aux étudiants sans qu’aucune ne gomme vraiment efficacement la seule inégalité qui soit un frein à l’approfondissement « à volonté » de ce capital culturel : les inégalités face aux langages et aux mathématiques. Peut-être faut-il se concentrer réellement sur ces deux matières centrales, auxquelles je rajouterais l’histoire-géographie pour s’entrainer à la rédaction avec une contrainte conceptuelle et de vocabulaire, contrainte qu’il n’y a pas forcément dans l’exercice de la rédaction en français (tout autant essentielle selon moi pour travailler l’expression personnelle).

En faisant tout cela sur un rythme un peu plus intense, on perd le risque que cette période ne soit pas assez stimulante et on fait acquérir aux étudiants les débuts d’une méthode de travail qui leur servira dans toute la suite de leur parcours.

Cela dit, je pense que toute volonté de réforme de notre système éducatif restera un vœu pieux tant que l’on ne revalorisera pas économiquement et socialement le métier de professeur. Le sociologue américain David Graeber, père de la théorie des bullshits jobs, le note très bien : à l’exception du métier de médecin, ce sont paradoxalement les métiers les plus essentiels à la société qui sont le moins payés et valorisés socialement. En France, c’est aussi le cas du métier de professeur, la pénurie de jeunes professeurs de mathématiques témoignant bien du manque d’attrait de la profession pour les jeunes diplômés. Si l’on commençait par remettre sur les professeurs l’attention sociale et les ressources financières qu’ils méritent pour leur utilité, nul doute que l’on irait plus vite sur le chemin de l’ambitieux idéal de l’école républicaine.

 

Apprendre à apprendre

ELSABÉ PISANO

Injonctions, punitions, obligations, ponctuent le parcours scolaire des étudiants de maternelle. Deux et deux font quatre. Quatre et quatre huit. Huit et huit font seize. Répétez dit le maitre. Et les enfants répètent. Devant le tableau noir du malheur, les élèves récitent des concepts académiques abstraits. L’école c’est du sérieux, ce n’est pas un jeu. Il faut donner de la matière à ces enfants en construction, satisfaire leur curiosité sans borne, leur donner les bases des compétences. D’après le Bulletin Officiel de 2015, les  objectifs mathématiques de maternelle sont le dénombrement jusqu’à 10. Ils sont invités à compter des animaux sur des feuilles, à en entourer trois, et à écrire le chiffre quatre. Les concepts mathématiques restent abstraits, une conception de l’esprit alors qu’ils devraient être ancrés dans le réel. La déconnexion entre les mathématiques et le réel s’explique par le délaissement des phases de manipulation et d’expérimentation. Ainsi les élèves doivent ingurgiter, avaler, assimiler. Et les voilà frappés par l’indigestion. Passifs et oppressés, ils ressortent écœurés. Leur tête est bien pleine mais est-elle bien faite ?

En effet, quid des compétences exécutives ? La mémoire de court terme est sous-estimée, le contrôle inhibiteur non travaillé (mot savant pour désigner la concentration et le contrôle de soi) et la flexibilité cognitive délaissée. Or, les sciences cognitives démontrent que ces compétences sont primordiales dans le processus d’apprentissage et d’épanouissement global. Quid des interactions ? Tout est chronométré et normé. L’autorité descend du professeur et l’élève exécute. Tel Freinet, demandons-nous alors : « quel élève deviendrait citoyen démocrate en étant formé par le régime autoritaire de l’école ? » Enfin, quel enfant aimerait continuer à apprendre après avoir été gavé sous pression ?

Coopération, coordination et construction ont ponctué le parcours scolaire des étudiants de Gennevilliers, une ville placée sous plan violence et appellation ZEP. Dans cette école, l’enfant joue, l’oiseau joue avec lui, et tous les enfants écoutent la chanson. Cette salle de classe est celle de Céline Alvarez, un professeur qui fonde son approche pédagogique sur les apports des sciences cognitives et la méthode Montessori. L’Éducation nationale lui a octroyé trois ans pour démontrer que sa méthode est efficace et réalisable. Le pari est relevé haut la main :  les enfants scolarisés ont rattrapé leur retard et sont en avance.

L’objectif de Céline Alvarez est double : apprendre à apprendre et apprendre les fondamentaux académiques. Apprendre à aimer apprendre est primordial. Apprendre à aimer, c’est apprendre à être patient. L’apprentissage est un long processus douloureux. Les échecs sont humiliants, les faux pas sont décourageants, la vérité distante. Ce processus de recherche et de patience est véritablement formateur. Mischel, chercheur à l’Université de Stanford, a démontré que les enfants les plus patients ont plus d’amis, intègrent des universités plus prestigieuses et ont des emplois plus satisfaisants que ceux qui n’arrivent pas à se contrôler. Il démontre ainsi que la patience est plus déterminante que le QI dans la réussite future. Rien ne sert de se gaver, il faut aimer manger. Apprendre les fondamentaux est également essentiel. Ainsi, tous les élèves de Céline Alvarez savent lire, canaliser leurs émotions, gérer leur motricité et écrire. Ils remplissent les acquis demandés par l’Éducation nationale : « la maitrise du geste graphomoteur et l’automatisation progressive du tracé normé des lettres » 

Quatre éléments expliquent la réussite de l’expérience. Premièrement, l’attention est à son niveau maximal. L’enfant est concentré. Il est réellement intéressé par l’activité qu’il est en train de réaliser. Deuxièmement, l’élève ne reçoit pas, il expérimente par lui-même et partage sa découverte à ses camarades. Ce processus permet d’intérioriser et de consolider le savoir. La compétence s’automatise et devient inconsciente. Par exemple, les enfants apprennent les mathématiques grâces à plusieurs ateliers ludiques et manuels. Tout d’abord, Céline Alvarez leur demande de lire des chiffres sur une frise numérique puis de compter les décimales sur une barre numérique où une couleur représente une dizaine. Le degré d’abstraction est progressif, on passe de chiffres à des couleurs. Quand la suite numérique est assimilée, l’enfant doit la construire lui-même. Il doit associer une quantité palpable à un chiffre abstrait. La dernière étape dans l’apprentissage mathématique est le système décimal. Grâce à des perles, les élèves additionnent, soustraient et divisent. A cinq ans, la majorité des élèves est capable de réaliser toutes ces tâches. Certains arrivent à faire des divisions à plusieurs chiffres. Troisièmement, les étudiants sont constamment tirés vers le haut.  La mixité des âges permet le nivellement par le haut. Le plus petits cherchent à suivre les grands, les plus grands cherchent à se différencier. Quatrièmement, l’enfant se responsabilise. Il choisit ses temps d’apprentissage et de jeu.  Est-il vraiment possible de séparer ces deux composantes ? Apprendre n’est-il pas un jeu ? 

L’école est morte mais l’école peut ressusciter. Bien que l’apport de Céline Alvarez ait suscité de vives critiques, les faits sont têtus et les résultats sont bien connus : les enfants ont progressé. Plus que les élèves, l’école et sa pédagogie peuvent progresser. Céline Alvarez a mené son expérience dans une école grâce aux fonds de l’Éducation nationale. La machine bureaucratique a démontré avoir les moyens pour financer des initiatives personnelles. A chaque enseignant d’apporter sa contribution, de faire sa part. Ainsi, les pédagogies nouvelles pourront cesser d’être l’apanage de quelques écoles privées ou d’écoles pour les élèves exclus du système. 

Pour cela, il faut généraliser ces nouvelles pratiques, les rendre dignes d’intérêt. Surtout, les rendre visibles, les rendre reconnaissables. Autrement dit, faire valoir leur faire-valoir. Car au final, c’est bien l’élève qui en sort grandi. A son rythme, à son aise, il ne construit plus une lassitude de l’école. Au contraire, il en devient l’ami. L’école comme une autre de ses aires de jeu. Une aire aux airs merveilleux.