SAISON 2020 – AVRIL – NUMERO 9

LA CONFRONTATION
DES MARDISIENS

PRÉSENCE DU RIRE

Des pantalons trop courts de Monsieur Hulot à la paresse de Gaston dans un bureau effervescent. Des tempêtes dionysiaques de Haddock aux improbables péripéties des personnages simplets mais pas simples de Bourvil. Le rire éclate des inconvenances. Les décalages, les déséquilibres : voilà quels sont les moteurs du rire et du comique. Mais lorsqu’il se plie à la bienséance, lorsqu’il ne prône plus que la mesure et l’équilibre, le rire perd son effet de surprise. On sait désormais à l’avance ce sur quoi il sera porté. Le comique a beau être de répétition, son visage est maintenant lisse. Il n’esquisse plus un sourire.

Le rire n’est pas un artifice, bien au contraire, il transcrit scrupuleusement les tendances d’une société. A travers les sketchs, les scénettes, les billets d’humeur, les humoristes vedettes, il est possible de dresser le portrait d’une société, là bien moins comique. En plus de ne pouvoir plaisanter que pour rétablir des équilibres, l’humoriste lui-même devient l’équilibriste. Il navigue au gré des vagues, des tendances, des sujets, qu’il doit bien choisir pour ne pas risquer de se faire fustiger d’avoir exalté une phobie : grossophobie, transphobie, homophobie, adophobie… le comique est sous contrôle. On remarquera d’ailleurs ironiquement que la gérontophobie fait exception à la règle. Jeunesse sacrée, vieillesse usagée. Ces sketchs semblent très rodés. Vengeance des agélastes, nous dirait Rabelais.

La peur de l’offense s’étant répandue, le comique paie la note. Auto-censure plus que censure. Mieux vaut s’accommoder du bon ton plutôt que de risquer une carrière. Après son départ forcé, Beigbeder en décortiquera l’humour made in France Inter. Mais des offenses, Bergson en avertissait déjà les spectateurs et les rassurait : le rire « est une anesthésie momentanée du cœur, pendant laquelle l’émotion ou l’affection est mise de côté ; il s’adresse à l’intelligence pure ». Sentiments heurtés mais conscience préservée. Merci à la pensée. Tous n’en seraient alors pas dotés ? Comédie humaine ou bien trop humaine comédie ? 

THOMAS DUTRIEZ

Rire un peu, beaucoup, à la folie

ÉGLANTINE LE FORT

Rire. N’est-ce pas un sentiment aussi fort que l’amour ? Que dis-je ? Rire n’est pas un sentiment, rire est un ressenti. Fugace, le rire nous emporte seul ou à plusieurs. Rire est un état passager. Mais qu’est-ce rire aujourd’hui ? Contrairement à plusieurs sujets, rire ne fait pas vraiment partie de ceux que l’on peut qualifier de métamorphes, d’évolutifs. 

Les avis peuvent diverger, mais un rire franc et sincère a toujours été, et restera, un rire franc et sincère. Le détail réside dans le sujet, le pourquoi qui entraine ce rire. Rire de quoi ? Rire de qui ? Rire de tout ? Il fut un temps où l’on pouvait rire de beaucoup de choses, de l’humour homophobe ou raciste, ceux-ci étaient tolérés. Choses qui aujourd’hui ne sont plus acceptables, et à juste titre. Ils sont devenus des rires interdits, un humour censuré. Pourquoi n’avons-nous plus pour ce type d’humour cette liberté ? La réponse repose sur la notion d’éthique. La limite de l’humour et du rire réside sur cette ligne. Cette limite du « on peut rire de tout » s’est imposée d’elle-même. Pour le bien de la vie en communauté, pour le respect de l’individu. Il n’est plus alors question de passer un bon moment mais surtout de respecter autrui. Respect qui permet alors de rire librement sans qu’il ne devienne complice d’une injustice répréhensible. 

Rire est communicateur. Jusqu’à ce jour aucune drogue n’est aussi libératrice et bonne pour la santé que le rire. Usez et abusez de chaque moment où vous pouvez rire car certains ne connaissent pas cette médecine naturelle. Il faut avoir à l’esprit que ce rire est précieux, qu’il faut le chérir car la vie emmène toujours son lot d’épreuves, parfois ne permettant même pas à certains de profiter de cette cure. Car oui, le rire guérit, un simple éclat de rire transporte le corps qui vibre alors enivré. Ne serait-il pas, la simple manifestation du bonheur ? Simple traducteur du bonheur, rire est un don divin, qui peut s’échapper à tout moment. Usez et abusez de chaque moment où vous pouvez rire. Si l’on observe le rire et les situations dans lesquelles il se produit, une liste non exhaustive de ses bienfaits en découle. 

Rire rassemble. Dans une société en mutation constante, le rire tel un radeau au milieu des flots reste fixe, nous permettant d’éviter la noyade, il nous échappe et fait oublier le temps d’un instant les tracas du quotidien. Le rire souligne la créativité de certains pendant le confinement et le talent d’autres, utile lorsque la vie reprendra son cours. Owren et Bachorowski deux chercheurs en psychologie et neuroscience tendent à croire que les indicateurs émotionnels que sont le rire et le sourire évoluèrent initialement comme un système de signalement honnête. Le rire s’est peut-être vu utiliser sans once de sincérité par pure courtoisie, il reste néanmoins cette part d’honnêteté. Le rire tel un signal d’alarme nous alerte même, on entend quand celui-ci sonne faux. Il n’y a donc rien de plus sincère, de plus vrai. Qui n’a jamais succombé seulement par un simple sourire, le doux son d’un éclat irrésistible. Car le vrai rire ne se contrôle pas, et là est toute sa beauté, du premier rire d’un enfant innocent au rire d’une personne âgée.

Ne serait-ce pas là une liberté inébranlable que l’on possède ? Une liberté que personne ne peut nous retirer ? Que l’on puisse parler ou non, on est libre de rire à notre façon et de réagir lorsqu’on le souhaite. Certains utiliseront le langage des signes, ou d’autres riront à gorge déployée. Que l’on parle ou non, on est libre de rire et de réagir ou l’on veut et quand l’on veut. Avec toujours à l’esprit le respect qui se doit. Cela devrait même être une fierté de rire, c’est un signe que l’on croque la vie à pleine dent. 

Rire nous ressemble. Rire fait partie de nous, nous avons chacun notre identité vocale qui, lorsque l’on rit, atteint son paroxysme et sa pureté. On peut changer notre façon de parler mais notre rire ne se change pas. Il peut être communicatif, risible ou inaudible mais il est présent. Comme un don naturel, il nous est offert cette possibilité de rire. Comme un don naturel, il nous est offert cette possibilité d’échapper à nos problèmes par une simple vibration de nos cordes vocales, par un simple ressenti. Comme un don naturel, il nous est offert cette possibilité de nous entendre sur quelque chose, de rire ensemble et de partager un moment en toute simplicité. Munis du plus simple appareil qu’est notre rire, nous pouvons braver des situations, offrir exil une fraction de seconde à ceux qui en ont besoin. 

Rire. Témoin de nos meilleurs moments, cet état qui entraine ce sentiment de bien-être et de bonheur peut bien se vanter d’être l’un des plus agréables. Cet état qui nous lie avec nos pairs, cet état qui nous rend euphoriques et nous fait sentir capables de tout, peut bien se vanter de nous faire saisir toute la liberté que l’on possède, de nous faire saisir qu’il y a toujours de l’espoir, de nous faire saisir que le bonheur se trouve dans des choses simples. Vous n’avez peut-être pas beaucoup ri en me lisant mais vous avez peut être saisi l’essence et l’importance de se laisser parfois aller sans se contrôler, de se laisser aller et de laisser échapper son plus beau rire, en toute honnêteté.

La nouvelle ère comique

SOLÈNE CALLENS

Expressif, fou, parfois niais, il éclate, se cache, se contrôle, se communique. Bien qu’il soit banalisé, le rire est l’héritier des mœurs, le reflet de la société. Il se cultive, se discipline, se privatise, se ritualise. Le rire se métamorphose continuellement : ses pratiques, sa considération, les attitudes à son égard, ses objets et ses formes n’ont cessé d’évoluer au fil du temps. Aujourd’hui, le rire est pacifiste. Le rire n’attaque plus, le rire adoucit, le rire unit. Par sa légèreté, il nous transporte tous : « une pincée d’humour suffit à rendre tous les hommes frères », nous disait Thompson dans L’Humour Britannique. Il nous emporte, si bien que les comiques sont au centre de toutes les attentions. Ils éveillent l’intérêt, le monopolisent. Ceux qui font rire et qui amusent la galerie sont des vedettes. Le peuple rit, le peuple s’amuse, il en demande encore. Bienvenue dans la société du spectacle, de la poursuite effrénée du divertissement.

Jadis, le comique se construisait en opposition à l’État, au sacré, aux normes sérieuses, entre rabaissements grotesques des symboles religieux et parodies des cultes officiels. Le rire se construisait autour de fêtes et de temps forts : la « fête de l’âne » au Moyen-Âge est un emblème de relâchement des mœurs, l’âne étant l’allégorie du Christ. Les systèmes hiérarchiques qui prévalaient étaient renversés, l’ordre bousculé : prêtres, archevêques et abbés étaient moqués et tournés en dérision. Le rire était profane, le rire dérogeait aux règles. Le comique faisait l’objet d’un monde parallèle, monde de la satire et du rire. Un monde qui n’existait qu’un temps, qui disparaissait et réapparaissait quand on le lui permettait. Le reste du temps, le rire, par son excès et son exubérance, était condamnable et condamné. Le rire inspirait le mépris, lui qui ne suppose aucun apprentissage. Spontané, sot, superficiel, voire obscène, le rire était la risée du peuple. Synonyme d’oisiveté et de malséance, le rire joyeux était pointé du doigt. Puisqu’il émane du corps, lieu des passions et des péchés, le rire est vil.

Aujourd’hui, ces deux mondes ont fusionné pour ne faire plus qu’un : le comique est partout. Notre société post-moderne semble s’être durablement instituée sur le mode humoristique, construite parallèlement au déclin du strict et du sérieux. Dans toutes les sphères, sociales, politiques, culturelles, l’humour règne en maître. Cette société du comique s’est construite sous la volonté du peuple de toujours plus de divertissement. Dans les émissions télévisées, les jeux de mots, les clins d’œil et les moqueries fusent sous un tonnerre d’applaudissements. Une fois le rideau baissé, le divertissement continue de plus belle, sur les réseaux sociaux, dans la rue, dans les salles de classe. Dans toutes ces sphères, l’humour tend à assouplir et personnaliser les structures rigides et normées. À l’austérité et à la distance idéologique se superposent la proximité, la détente, le renvoi de l’image d’une société décontractée et fantaisiste. La lourdeur et la gravité du sens sont donc abolies par le rire. Il apporte légèreté, insouciance et indifférence. Le spectacle est donc omniprésent, le monde est une scène, un gigantesque théâtre. Rire, toujours et partout. Les publicités, les émissions d’animation, le militantisme et leurs slogans, la mode sont tournés en dérision. Les manifestants écologistes brandissaient fièrement des pancartes lors de manifestations sur lesquelles il était inscrit : « the planet is getting hotter than my boyfriend ». Le militantisme se déride lui aussi peu à peu. Militer et défendre des choses sérieuses, mais ne pas perdre le sens de l’humour. L’art a été lui aussi touché par la tempête comique qui s’est abattue sur notre société : place au pop art, au surréalisme, au dadaïsme. À bas les conventions, les codes et la rigueur.

Le rire est-il devenu insensé ? Alors qu’autrefois le rire était utilisé pour transmettre des messages, faire part d’indignations, il est aujourd’hui utilisé comme fin en soi et non comme un moyen. Le rire n’est plus le vecteur privilégié de la critique, de l’opposition. Les pamphlets, les satires et les parodies ont laissé place à un humour inoffensif, sans message ni négation. Le rire a été en quelque sorte vidé de son contenu. Après tout, « les hommes qui recherchent des causes métaphysiques au rire ne sont pas gais », disait Voltaire. En outre, le comique a perdu son caractère public, collectif, il s’est métamorphosé en plaisir subjectif, solitaire, devant des faits drôles isolés : « à mesure que les institutions et valeurs sociales se livrent dans leur immanence humoristique, le Moi se rehausse et devient le grand objet de culte de la postmodernité », affirme Gilles Lipovetsky dans L’ère du vide. La montée de l’individualisme va de pair avec cette privatisation du rire.

Enfin, ce qui a une composante agressive perd de son pouvoir de faire rire. L’institution de cette société humoristique a vu naître un certain « adoucissement des mœurs », cher à Tocqueville, qui en donne les raisons : « il y a plusieurs causes qui peuvent concourir à rendre les mœurs d’un peuple moins rudes ; mais, parmi toutes ces causes, la plus puissante me paraît être l’égalité des conditions. L’égalité des conditions et l’adoucissement des mœurs ne sont donc pas seulement à mes yeux des événements contemporains, ce sont encore des faits corrélatifs ». Le rire prend soin d’épargner l’Autre, qui n’est plus la cible privilégiée du sarcasme. Les vices et les défauts de chacun ne sont plus dans sa ligne de mire. Mon prochain se tient à l’extérieur de l’objet du rire, distinguant clairement les acteurs et les spectateurs. Cet Autre est intouchable, l’Autre se préserve. Rire certes, mais dans une certaine mesure. La conséquence directe est l’avènement du Moi comme seul objet de rire : ce sont donc l’autodérision et l’autodépréciation qui incarnent le comique post-moderne. Notre société humoristique n’a-t-elle pas signé la fin du rire ?