
DAVID MARTINON
AMBASSADEUR DE FRANCE EN AFGHANISTAN
12 OCTOBRE 2022
Présentation : Daphné RAISON et Cassandre RONCIN
Interview : Victoire LISION et Louis ALEXANDRE
« Quand le poète se tait, le canon parle » dit un proverbe afghan. Le canon, les Afghans le connaissent bien après quarante ans de guerre, dont dix ans d’occupation soviétique (1979-1989), une guerre civile et vingt ans d’occupation occidentale (2001-2021).
En janvier 2021, le Président Biden annonçait le retrait d’Afghanistan des troupes américaines. L’effacement des autorités occidentales au profit du seul gouvernement civil afghan devait être l’heureux dénouement d’une occupation longue de vingt ans qui a épuisé Afghans comme Américains et qui de part et d’autre a nourri amertume et ressentiment. C’est donc sous les yeux sidérés du monde entier que Kaboul et l’Afghanistan étaient entièrement reconquis par les Talibans à peine huit mois plus tard, à la fin aout 2021, en quelques jours seulement et sans même avoir à user de la force, signe sans doute de l’extrême lassitude du peuple afghan et de l’amertume laissée en leur cœur par plusieurs décennies de guerre, de grandes illusions et vaines promesses. A la stupeur suscitée par l’entrée des Talibans dans Kaboul a succédé l’urgence : l’urgence de la fuite des autorités gouvernementales et des élites afghanes, souvent vers le Pakistan ou l’Ouzbékistan voisins, l’urgence aussi de l’évacuation par les Occidentaux de leurs ressortissants ainsi que de leurs auxiliaires afghans, cent mille personnes en dix jours, l’urgence enfin de quarante millions de civils afghans pris au piège et qu’on a vus s’amasser par milliers sur les pistes de l’aéroport de Kaboul dans l’espoir de pouvoir embarquer dans l’un des avions affrétés par les Occidentaux. Et comment décrire ceux qu’on a vus s’accrocher aux ailes des avions en train de décoller pour tenter coûte que coûte d’échapper au retour du tragique vingt-cinq ans après l’arrivée au pouvoir des Talibans?
Les Etats-Unis, l’Occident ont-ils échoué ? Et les Talibans, changés ? Les Afghans n’ont rien à craindre. Nous ne nous en prendrons pas à ceux qui ont collaboré avec les Américains. Les droits des femmes seront préservés. Il n’y a guère que quelques Occidentaux pour avoir voulu y croire. Quelques jours à peine après leur entrée dans Kaboul, les affiches publicitaires montrant des femmes étaient entièrement recouvertes, les présentatrices télé évincées, le travail interdit aux femmes et les écoles de filles fermées. En quelques jours donc c’est l’obscurité qui de nouveau s’est abattue sur l’Afghanistan, et notamment sur les femmes désormais recouvertes de la burqua, ce voile intégral allant même jusqu’à couvrir les yeux de celle qui le porte, l’invisibilisant du reste du monde. C’est aussi la misère qui de nouveau a frappé les millions d’Afghans trop pauvres pour fuir où que ce soit : les usines sont à l’arrêt, certains fonctionnaires ne sont plus payés, nulle part il n’y a d’argent à retirer, c’est un peuple tout entier qui est mis sous embargo, au pain sec et à l’eau, tandis que personne ne veut frayer avec son gouvernement, placé sur liste noire et mis au ban de la communauté internationale. Ironie tragique pour un pays géographiquement au centre du monde, véritable carrefour entre les continents européens, asiatiques et africains et qui dans l’Antiquité était un point charnière sur la Route de la soie.
Désabusé, le peuple afghan ne compte plus que sur le secours de Dieu, éventuellement de quelques associations humanitaires, en gardant peut-être en mémoire cet autre proverbe: « Tu peux tuer toutes les hirondelles, tu n’empêcheras pas le Printemps de revenir. » Puisse le Printemps revenir en Afghanistan, et avec lui le poète plutôt que le canon.
Victoire Lision