SAISON 2020 – JANVIER – NUMERO 7

LA REVUE DE PRESSE

L’HOMME, L’OEUVRE, L’ARTISTE

L’ÉDITO

« Dans nos ténèbres, dit René Char, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté ». Le beau est ce qui définit, ce qui trace le chemin dessiné maladroitement par l’homme vagabond. L’œuvre d’art se caractérise originellement par son apport à ce chemin du beau, auquel elle tente d’apporter dalles et renfoncements. Mais le Beau, le Bien, le Vrai, ces valeurs fondamentales pour les Anciens, ne sont plus la boussole qu’elles ont pu être pour l’homme. Désormais, la confusion relativiste pousse à ne plus distinguer et à, entre autres, laisser l’homme, l’artiste et l’œuvre subir le même sort, tant dans leur célébration que dans leur déchéance.

Le lien devenu confondu entre l’artiste et l’œuvre procède de la vision de l’art portée par l’homme moderne : il conçoit l’œuvre comme une finalité avec fin pour détourner le propos kantien. Il veut que l’œuvre soit « en même temps un acte, qu’elle soit expressément conçue comme une arme dans la lutte », comme l’explique Sartre. L’artiste et l’œuvre doivent donc épouser le même dessein : un engagement, conduisant à l’indissociabilité entre les deux. Une indifférenciation : ils sont devenus les mêmes.

Plus qu’un artisan au programme préétabli, l’artiste est un créateur inconscient. En dotant l’artiste d’un plan, il est changé en artisan. Mais l’artiste, lui, ne sait pas ce que son œuvre sera, il sait seulement que c’est sa distance avec la réalité qui la fera. Il se trouve désengagé du monde qui le harcèle pour qu’il s’engage. Il doit neutraliser ces attentes pour atteindre l’épochè d’Husserl : cette distanciation qui arrête le défilement des attentes et qui suspend les jugements. Mais l’injonction de la finalité et de sa portée conséquentielle empêche le quant-à-soi artistique, elle replace l’artiste dans le monde quand il tente de s’en échapper. L’impératif de fournir une œuvre à message exige la suspension de l’indisponibilité de son œuvre. Alors conclut Camus, « l’art se trouve réduit à rien. Il sert, et servant, il est asservi. »

Confondre l’œuvre et l’artiste, c’est suivre une conclusion superficielle qui se détache de sa profondeur. L’artiste est un transmetteur. Non pas d’un message mais du don de vision qui lui a été octroyé. Considérer l’œuvre comme produit personnalisé de l’artiste, en cela que l’œuvre contient les traits de l’artiste en tant qu’homme-artiste, c’est ne pas voir que la réelle relation de dépendance est celle qui lie l’artiste à son œuvre et non l’œuvre à son artiste. Car finalement, comme dirait Hannah Arendt à propos de son ami connu tardivement Walter Benjamin, ce ne sont pas les œuvres qui habitent en lui, « c’est lui qui habite en elles ».

THOMAS DUTRIEZ

Il ne faut pas séparer l’homme de l’artiste

Avec les accusations de harcèlement sexuel qui ont pesé sur des artistes célèbres, les appels à séparer l’homme de l’artiste se sont multipliés du côté de ceux qui se placent en défenseurs de la liberté de l’art. Or, non seulement on ne doit pas séparer l’homme de l’artiste mais on ne le peut pas non plus. Si l’on scelle ici le sort de l’homme-artiste, celui des œuvres est moins évident.  

En séparant l’homme de l’artiste, l’on risque de récompenser l’homme en prétendant ne reconnaître que la valeur de sa production artistique. Lorsqu’on remet un prix à un artiste, on cherche à saluer la qualité de son œuvre. Or c’est l’homme, l’auteur, qui bénéficie de l’exposition médiatique et des hommages. Par exemple, pendant les semaines qui ont suivi la remise du prix Goncourt 2020, c’est le visage d’Hervé Letellier qui a envahi nos rues et nos journaux plus que la couverture de son roman, L’anomalie. Les artistes sont alors tentés de se protéger derrière leur œuvre en détournant cette renommée, comme quand Roman Polanski a comparé son sort à celui d’Alfred Dreyfus, sujet de son dernier film, J’accuse (2019). Séparer l’homme de l’artiste pour continuer de récompenser l’artiste nous met face au risque de protéger l’homme de la justice à laquelle chacun doit être soumis de manière égale.

Du reste, on ne peut pas séparer l’homme de l’artiste. Si l’on considère comme Leibniz que l’âme humaine est une monade, c’est-à-dire un élément primordial indivisible, il est métaphysiquement impossible de séparer ce qui, à l’intérieur, relève de l’homme et ce qui relève de l’artiste (contrairement à l’univers de Harry Potter où il est possible de diviser l’âme humaine en morceaux et de les placer dans des « horcruxes » !).

Donc il ne faut pas séparer l’homme de l’artiste et on ne le peut pas. En revanche, alors que la plupart considère que ne pas séparer l’homme de l’artiste, les bannir des cercles artistiques et ne pas leur remettre de prix quand ils sont en tort, signifie également bannir leurs œuvres (comme ce fut le cas lorsqu’en 2017, des associations s’étaient insurgées contre une rétrospective des films de Polanski organisée à la Cinémathèque française), on aimerait montrer qu’il est possible de continuer de contempler les œuvres sans renier ses valeurs ni avoir recours à l’artifice intellectuel de séparer l’homme de l’artiste.

Dans la préface du Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde explique que la morale de l’art est ailleurs que celle des hommes. Si celle des hommes est faite de vices et de vertus, celle de l’art est faite du bon ou du mauvais usage de ces vices et ces vertus. On peut tout-à-fait lire et apprécier un livre qui parle de sujets immoraux, tant qu’il est bien écrit. C’est tout ce qui compte pour juger l’art. Ainsi, on peut condamner l’artiste sans condamner son œuvre, puisque l’un et l’autre se jugent à l’aune de critères complètement différents. Pour Oscar Wilde, il ne faut pas condamner les œuvres selon les intentions de l’artiste : « Ceux qui trouvent de laides intentions en de belles choses sont corrompus sans être séduisants. Et c’est une faute. »

On pourrait donc résumer la bonne position à adopter par : « on peut séparer l’artiste de l’œuvre, pour en profiter tout en condamnant l’artiste ». Il est tout-à-fait possible de condamner un homme sans appliquer de puritanisme moral à son œuvre et donc sans la condamner à cause de lui. Mais cela n’empêche pas de ne pas lui décerner de prix ni de l’exclure des cercles artistiques.

Est-ce de l’ingratitude, un manque de reconnaissance envers l’artiste ? Non car, Oscar Wilde encore : « révéler l’art en cachant l’artiste, tel est le but de l’art ». Et quel besoin y a-t-il de récompenser les artistes ? Dans son livre Asphyxiante culture, le plasticien et écrivain Jean Dubuffet insiste sur la différence entre les artistes et les gens de culture qui décernent les prix et commentent les œuvres. Seuls ces cercles ont besoin d’artistes, d’idoles. Nous, nous n’avons besoin que d’art.

 

VICTOR RAMZI

(Grâce à l’aide précieuse de Madame Sanchez)

Discernons l’homme de l’artiste

La 45ème cérémonie des Césars a soulevé de nouveau le dilemme de discerner l’artiste de son œuvre. Cette distinction peut se faire sur le plan des valeurs, on parle là de conflit de valeurs. Les valeurs portées par l’œuvre peuvent différer de celles de l’artiste. On parle notamment de valeur éthique, faisant référence à la bonne conduite de l’auteur, face à la valeur esthétique, artistique de l’œuvre seule.

Ce schéma se répète quand il est question de morale. L’erreur souvent commise est de mettre sur le même plan des films qui soulèvent des problématiques morales avec des auteurs qui sont eux-mêmes problématiques d’un point de vue des mœurs. Et d’appliquer le même type de censure à l’œuvre et à l’homme. Les films de Jean Claude Brissot en sont un exemple. Il fut un temps où ceux-ci ont été interprétés dans la lignée de ses actes. La confusion entre le comportement de la personne et ce qui est représenté artistiquement mène à un certain révisionnisme défini comme l’effacement de l’histoire, du passé lorsqu’il ne convient pas aux standards actuels.

Au-delà des valeurs et de la morale, on peut constater que discerner l’artiste de l’œuvre s’avère plus difficile selon les époques. En effet c’est un dilemme refaisant surface depuis quarante ans mais auquel les réactions sont différentes selon le contexte. On peut par exemple prendre le cas de Roman Polanski qui, à une époque, est perçu bien différemment par l’opinion publique, que récemment, où sa nomination à la présidence d’honneur au festival de Cannes, suscite de vives réactions.

Là est peut-être l’enjeu de la question : le temps, l’époque et ses tourmentes qui influent sur l’artiste et son œuvre. Pour certains, la cinémathèque ne s’apparente pas à un tribunal, et ne devrait pas s’apparenter à une cour de justice. C’est un lieu où des œuvres sont récompensées, où même les acteurs, les techniciens qui n’ont parfois rien à voir avec les réalisateurs et leurs actes sont salués pour leur travail.

Le problème se pose aussi lors d’événements : reporter, annuler, programmer des rétrospectives notamment s’avère être une tâche bien délicate quand on considère qu’une rétrospective gratifie l’auteur, le met en lumière. Si l’on revient sur le contexte, saluer un auteur de chef-d’œuvre mais aussi d’atrocités ne peut pas être concevable. Mais dans un même temps, se laisser arrêter par la seule réputation de l’auteur peut nous couper d’œuvres importantes comme celle de Céline quand bien même il faut punir ses actions. On peut cependant revenir sur cette rétrospective avec pour argument le fait qu’un événement de ce type peut être rendu sur des œuvres faites par des auteurs décédés, donc, cette dite mise en lumière de l’auteur n’est plus, l’œuvre est la pièce maîtresse.

C’est tout un processus d’évaluation qui rentre en jeu ici. Chacun peut avoir un regard sur les œuvres mais censurer ces œuvres ne se fait pas sur la base d’un seul filtre. Si l’objectif est d’analyser un film, il faut le faire en prenant bien en compte tout ce que le film raconte. En sortant de ce fameux contexte beaucoup de films peuvent être censurés pour diverses raisons : droit de l’homme, des femmes, incitation à la violence…

Finalement on a tous des regards différents, mais nous avons aujourd’hui la possibilité et peut-être la nécessité d’éduquer notre regard. Avoir un regard critique sur ce que l’on voit et sur le lien entre l’œuvre et l’auteur et entre l’auteur et l’œuvre.

Proust soutient que rien ne sert de connaître la biographie des auteurs mais que seule l’œuvre compte. Par cela, on peut se dire que l’analyse d’un film n’est pas nécessairement liée à l’auteur et que l’on peut se permettre justement de distinguer l’œuvre de l’auteur.

  

ÉGLANTINE LE FORT